1. Un peu d’histoire, un peu de contexte

« There is no more somber enemy of good art than the pram in the hall. »

Voilà ce qu’affirmait le célèbre critique littéraire Cyril Connolly en 1938. Il n’y aurait donc pas plus grand ennemi à l’art que la parentalité… La formule a depuis été reprise par plusieurs artistes, historiennes et théoriciennes de l’art dans l’objectif de condamner les répercussions préjudiciables qu’une telle pensée peut avoir sur le travail des parents-artistes, plus particulièrement sur celui des femmes.

Récemment, l’artiste contemporaine Tracey Emin soulignait avec sarcasme la disparité du traitement entre les genres, concernant la parentalité en contexte artistique : « Of course, there are good artists that have children! They are called men… » Dans le même ordre d’idée, la très célèbre Marina Abramovic disait en entrevue en 2016 que « la maternité est la raison pour laquelle les femmes ne réussissent pas aussi bien que les hommes dans le monde de l’art. » Cette conception selon laquelle la maternité serait incompatible avec le rôle d’artiste a d’ailleurs souvent été mobilisée dans l’histoire de l’art afin de justifier l’écart entre les hommes et les femmes dans les collections muséales (Gratton, 2017, Why artists don’t have kids).

Aujourd’hui, plusieurs décennies après l’affirmation imagée de M. Connely, il serait surprenant d’entendre un critique s’exprimer sur le sujet avec si peu de nuance. Pourtant, la perception selon laquelle l’art et la parentalité sont difficilement conciliables demeure bien présente dans les mœurs actuelles. Les effets pervers d’un tel raisonnement sont bien documentés dans la littérature scientifique depuis quelques années. Les historien.nes de l’art s’entendent sur ce fait : si les préjugés sur les femmes artistes sont encore bien présents dans le milieu artistique, le statut de mère ne fait qu’ajouter au stigma (Buller, 2012, Reconciling art and mothering ; Castagna, 2015, Who Gives a Shit? On motherhood and the arts). Les embûches auxquelles elles font face sont nombreuses et complexes. Ils sont tributaires non seulement de la structure et du fonctionnement du milieu des arts, mais également des croyances culturelles vastement véhiculées concernant la représentation sociale de la mère et celle de l’artiste.

Les différentes vagues des mouvements féministes ont réussi, depuis les années 1970, à faire entendre que « le privé est politique ». Pourtant, à l’exception peut-être des discussions sur les droits et la santé reproductive - notamment en ce qui concerne la médicalisation de l’accouchement et l’avortement -, la teneur politique des réalités de la maternité demeure peu adressée. 

Les artistes à la Maison Rodolphe Duguay

C’est face à un tel constat que j’ai décidé de convier trois artistes-mères à réfléchir avec moi à la question de la maternité en contexte de création artistique. Prendre soin. Du geste artistique au geste maternel entend donc non seulement mettre la lumière sur les défis qui sillonnent le chemin des artistes-mères, mais également provoquer la discussion autour des perceptions culturelles entourant le rôle social de la mère, de l’artiste et de l’art en tant qu’activité professionnelle. Mobilisant les enjeux politiques du travail de maternage dans une perspective féministe et intersectionnelle, les artistes et moi explorerons de quelles manières les gestes maternels peuvent informer un renouvellement du regard sur les pratiques de soin (care) et de solidarisation, de plus en plus présentes dans l’écosystème culturel québécois.

Bien que nous soyons toutes mère au sens traditionnel du terme, les artistes et moi nous intéresserons à une conception élargie du travail de maternage, rendant compte que le geste maternel ne s’applique pas qu’aux femmes qui portent et élèvent leur(s) enfant(s). Notre perspective cherche à fuir une définition essentialiste pour inclure toutes les personnes s’identifiant partiellement ou totalement à l’identité de genre féminin et qui existent par rapport à leur statut maternel comme pilier de leur identité personnelle ou sociale. Elle s’appliquerait donc, entre autres aux personnes qui font des fausses couches ou qui subissent des traitements contre l'infertilité, aux alloparents qui aident à prendre soin des enfants biologiques d'autrui, aux adultes qui, en s'occupant d'enfants adultes handicapés ou de parents vieillissants, assument un rôle de « maternité ».

Dans les prochains mois, notre démarche de recherche-création prendra ancrage dans divers lieux dans la région du Centre-du-Québec, grâce au soutien de nos partenaires ; le Complexe Chez Boris, la Maison Rodolphe Duguay et le Centre d’art Jacques-et-Michel-Auger. Dans une approche prônant la lenteur, la cyclicité et la bienveillance, notre processus sera nourri par des échanges épistolaires, par des moments de résidences individuelles et collectives, par des activités de médiation culturelle et par des rencontres avec d’autres mères-artistes. Le tout culminera par la présentation d’une exposition collective, au printemps 2025.

Ce blogue sera l’hôte d’une série de billets qui documenteront l’évolution de notre travail réflexif. À titre de commissaire, je tenterai, par l’écriture, de tisser des liens féconds entre les histoires personnelles des artistes, les témoignages du public et la littérature scientifique.

À bientôt !

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