Laisser le temps au temps, puis l’envelopper et l’expédier par la poste




Le regard que je pose sur le vieux coffre rouillé qui me sert de boite aux lettres a changé…

Le réceptacle abimé est devenu un dispositif relationnel important pour moi, pour nous. Entre les publicités et les documents officiels, la levée du drapeau rouge annonce parfois la réception d’une offrande précieuse.

Depuis le mois de juillet, les artistes et moi, nous échangeons des lettres…

Avant les rencontres collectives, les résidences de création, le lancement public du projet et le blogue, les balbutiements de nos réflexions ont pris racine dans la correspondance écrite.

J’ouvre chaque enveloppe que je reçois de Christina, Alice ou Catherine avec empressement. Sans même avoir lu leurs messages, j’entre en relation avec elles via le support matériel qui porte nos échanges ;

La sélection du papier,

La couleur du crayon,

La minutie ou l’empressement du geste calligraphique,

L’insertion des images peintes ou dessinées,

L’ajout de fines broderies ou de collages…


Tout me parle d’elles et de leur état d’esprit au moment de la rédaction de leur missive.

Puis, la lecture de leur récit me donne accès à leur intelligence, leur monde affectif, leur vécu et leurs aspirations.

Ce mode de communication peut, de prime abord, paraitre désuet ou dépassé. Pourtant, il s’est présenté à moi comme une évidence, dès le tout début du projet. L’écriture manuscrite provoque un temps d’arrêt et un engagement physique qui invitent à la réflexion lente, à la confidence et à la connaissance subjective et expérientielle. Elle encourage l’émergence d’un raisonnement qui se déploie à partir d’un point de vue personnel et incarné. Loin de l’instantanéité, les moments de suspensions qui existent entre la réception et l’envoi d’une réponse permettent aux idées de murir doucement, de se complexifier et de se nourrir de souvenirs significatifs. La relation de réciprocité qui s’installe entre la personne émettrice et réceptrice personnalise l’écriture ; dans cette approche « de moi à toi », la subjectivité l’emporte et la pensée se manifeste dans l’expérience personnelle et le vécu intime de chaque émettrice.

Ainsi, par le geste épistolaire, nous parvenons à inscrire notre processus de recherche/création dans une démarche de production de connaissances situées ; une notion qui nous suivra tout au long du projet.



Conaissance située

Celle-ci a été conceptualisée par la philosophe Donna Haraway en 1988. Elle défend le principe selon lequel la connaissance ne peut pas être produite à partir d’une perspective neutre et universelle, désincarnée de son contexte et de son milieu. Au contraire, prendre acte de la position du sujet producteur de connaissances (son contexte, ses conditions, ses moyens, etc.) serait la seule manière de générer une forme de compréhension juste, solidaire et valide.

Les relectures féministes de l’Histoire nous ont souvent démontré que le point de vue prétendument neutre et objectif cache généralement une situation bien spécifique : blanche, masculine, hétérosexuelle, adulte et humaine. En mobilisant la correspondance comme lieu de production de connaissances situées, nous aspirons à échapper à ce piège, tout en admettant que notre propre expérience est particulière et conditionnelle à son contexte.

 

Dialogue intergénérationnel

Reconnaissant l’importance du dialogue intergénérationnel, nous situons également notre approche en continuité avec celle des militantes féministes qui nous ont précédées. Les suffragettes des États-Unis et de l’Europe ont développé et renforcé leur argumentaire politique en partageant leurs idées avec leurs consœurs d’outremers par missives. L'activité épistolaire s'est révélée d’une grande utilité pour les féministes anglaises de deuxième vague qui mobilisaient les envois postaux comme outil de partage et de solidarisation. Dans les années 1970, un groupe de femmes artistes réunies sous le nom Feministo utilisaient la poste pour s’envoyer des œuvres de petite taille qui soutenaient une compréhension sociale et politique des activités habituellement relayées à la domesticité et à la sphère privée.

Lettre de Nancy Spero à Lucy R. Lippard, 1971

Lucy  R. Lippard, historienne et autrice figure de proue de l’art féministe, a entretenu toute sa vie une correspondance avec des dizaines d’artistes et commissaires au sujet de l’art minimaliste et conceptuel, des luttes féministes, des institutions culturelles et de l’activisme politique. La lettre que lui a adressée Nancy Spero le 29 octobre 1971 est d’ailleurs devenue célèbre pour son ton incisif et inquisiteur. On peut y lire une seule et simple phrase, considérée par plusieurs comme une véritable déclaration de guerre :


« Chère Lucy,

Les ennemis de la libération des femmes dans l’art seront écrasés.

Love,

Nancy »


En choisissant la correspondance, les artistes et moi émulons leur méthode et honorons leurs combats.

Nous nous échangeons des lettres afin de réfléchir aux liens complexes entre l’art et la maternité. Nous déplorons les obstacles, partageons des stratégies d’adaptation, rêvons d’un milieu plus inclusif et argumentons pour une vision plus solidaire et plus fluide de la place des mères dans la société. Cette méthodologie est douce, riche de sens et de contenus, mais surtout, exempte de pression de productivité. Elle nous permet donc de communiquer sans attentes de résultat précis et sans retenue. Elle admet l’erreur, encourage la prise de risque et favorise la bienveillance. Elle engendre une écriture affective, incarnée dans l’expérience et qui brouille les frontières entre le sujet pensant et l’objet de sa pensée, révélant leur inévitable intrication. C’est sur ces bases que notre démarche prend assises.

Le coin correspondance aménagé Chez Boris

Multiplier les voix

Notre correspondance écrite s’est aussi élargie au public par l’entremise des organismes partenaires du projet. Des boîtes postales ont été installées au Centre d’art Jacques-et-Michel-Auger, à la Maison Rodolphe Duguay et au Complexe Chez Boris. La communauté est invitée à y déposer des lettres qui répondent à ces deux questions :

-          Qu’est-ce qu’un.e artiste ?

-          Qu’est-ce qu’un.e maman ?  

 

Déjà, la générosité des gens nous a permis de recueillir des dizaines de réponses. Celles-ci présentent des perspectives multiples et diversifiées qui guident, complètent et nuancent nos propres considérations.

Ces écrits que nous envoyons et recevons constituent le terreau fertile de nos réflexions. Elles ont fait pousser des idées d’œuvres, de textes et de thématiques de recherches qui nous placent dans l’action.

N’hésitez pas à nous écrire, vous aussi, si vous passez par là.

À bientôt !

Le coin correspondance aménagé à la maison Rodolphe Duguay

 
 
 
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